Alphand ou la ville grandeur nature
130 ans plus tard, que reste-t-il d’Adolphe Alphand dans notre mémoire collective ? Pour le plus grand nombre, à vrai dire, pas grand-chose. La postérité de l’homme aura pâti d’être maintenue dans l’ombre de son illustre associé, le baron Haussmann. Pourtant, l’œuvre d’Adolphe Alphand est connue de tous et c’est peut-être là le plus grand paradoxe : Bois de Boulogne, Bois de Vincennes, Buttes-Chaumont, Parc Montsouris, Parc Monceau… C’est Adolphe Alphand qui a redessiné le paysage urbain de la Ville Lumière en réinventant son écriture végétale et forestière.
Paru en octobre 2018, l’ouvrage collectif Les jardins parisiens d’Alphand entend rendre hommage à ce grand paysagiste et urbaniste français. On y apprend que, là où Haussmann a transformé l’architecture et le flux de circulation urbain, « Alphand a imaginé, en creux, les espaces de respirations pour les parisiens. »
Né à Grenoble en 1817, Jean-Charles Adolphe Alphand, de son nom complet, poursuit une carrière exemplaire : École Polytechnique, puis les Ponts et Chaussées. Il travaille notamment au service des ports maritimes de Bordeaux et des chemins de fer des landes de Gascogne avant de devenir membre du Conseil général de Gironde. C’est là qu’il fait la connaissance du baron Haussmann, préfet du département depuis 1851.
Deux ans plus tard, Haussmann est à Paris où il vient de se faire nommer préfet de la Seine. Il fait appel à Alphand à qui il confie la refonte des jardins parisiens dans le cadre des travaux d’embellissement et d’assainissement souhaités par Napoléon III.
L’ordonnancement de la ville doit permettre de lutter contre l’insalubrité, selon les préceptes de l’Hygiénisme alors très en vogue. Avec ses ruelles étroites, ses maisons où l’on s’entasse, la capitale serait devenue le lieu propice aux cloaques et aux miasmes vecteurs d’épidémie, qui corrompent l’air, l’eau, mais aussi les âmes (on estime alors que l’insalubrité profite au crime). L’hygiène publique s’empare de la question urbaniste. Il faut décongestionner, « aérer » le tissu urbain en traçant de grandes artères et en élargissant les voies de circulation.
Nommé directeur du Service des Promenades et Plantations de la ville en 1854, Alphand entreprend alors de reverdir Paris. Les nouvelles avenues sont bordées d’arbres (près de 90 000 plantés), les parcs, alors encore réservés à une élite, s’ouvrent au public et cessent d’être des lieux « d’apparat » pour devenir des espaces de promenade et d’agréments. Repensés par Alphand, les jardins et les squares publics connaîtront un succès jamais démenti jusqu’à aujourd’hui.
Plus encore les jardins d’Alphand s’inscrivent dans le tissu urbain où ils ont vocation à se fondre selon le principe d’un vaste réseau stellaire où chaque partie communique avec le tout. Au cœur de la ville, trois parcs : les Buttes-Chaumont, Monceau et Montsouris et une vingtaine de squares. À l’est et à l’ouest de Paris, deux grands bois, Boulogne l’aristocrate et Vincennes le populaire. L’avenue de l’Impératrice, actuelle avenue Foch, met le centre de Paris directement en relation avec le bois de Boulogne.
Longue de 1200 mètres et large de 120 mètres, elle est conçue comme une vaste promenade ouverte, bordée d’arbres d’un bout à l’autre. Une recherche de symétrie et d’ordre que complète un important mobilier urbain devenu emblématique : kiosques, colonnes Morris, bancs, fontaines Wallace…
Alphand, c’est aussi une esthétique. Au bois de Boulogne, le paysage sinueux est inspiré du style anglais, l’eau un élément central, que l’on retrouve sous forme de lacs et de cascades artificielles. Le bois comme le jardin doit être facile d’accès et offrir des espaces de loisir et de détente : courses de chevaux, embarcadères, canots, ménagerie…
Avec les Buttes-Chaumont, Alphand et ses équipes réalisent un véritable tour de force. Le site sur lequel s’érigera le futur parc a alors très mauvaise réputation. Ancien lieu d’équarrissage, dépotoir à ciel ouvert dont les émanations pestilentielles incommodent le voisinage, la zone a également accueilli au Moyen-âge le tristement célèbre gibet de Montfaucon qui inspira François Villon pour sa célèbre Ballade des Pendus.
Le projet est titanesque. Plus d’un million de mètre cube de terres et de roches sont déplacés, on construit des pics rocheux, une grotte et sa chute de 32 mètres, un temple qui cumule à 30 mètres au-dessus du lac. On compte alors 10 hectares de pelouse, 6 de massifs arbustifs et arborés. Les Buttes-Chaumont deviendront l’emblème du style paysager du Second Empire et constituent aujourd’hui encore, l’un des poumons verts les plus importants de la capitale.
Malgré la destitution d’Haussmann en 1870, Alphand reste en place et prend, l’année suivante, la tête de la direction des Travaux de Paris. Sa longue carrière s’achève en apothéose avec l’Exposition universelle de 1889 dont il supervise la réalisation. Au faîte de sa gloire, Alphand est un ardent défenseur de la tour Eiffel construite pour l’occasion et qui cristallise alors la haine de ses farouches détracteurs.
Le modèle de « cité verte » proposé par Alphand est le fruit d’une collaboration fructueuse entre urbanistes, ingénieurs, architectes et jardiniers. Le XIXe siècle est, en effet, souvent considéré comme l’âge d’or de l’horticulture et « sous le règne de Napoléon III, Paris devient une gigantesque fabrique de fleurs et d’arbres. » Le Service des promenades accorde une grande autonomie aux jardiniers tout en travaillant à leur formation.
C’est l’autre grande réalisation d’Alphand, le versant pédagogique et expérimental de sa démarche. Sous son impulsion, les savoirs horticoles se perfectionnent avec l’arrivée de nouvelles techniques, en ce qui concerne notamment l’hybridation, l’acclimatation, les bouturages et les semis. Les arbres de la ville se voient dotés d’une grille à leur pied pour une meilleure circulation de l’eau de pluie. Les techniques de taille et de plantation sont améliorées tandis que les serres chauffées, mise au point en Angleterre, commencent à se développer. Des pépinières sont ouvertes à la Muette, des Serres à Auteuil où l’on trouve les plantes destinées aux espaces verts de la capitale, tel le bégonia qui fleurit les corbeilles. Le laboratoire horticole qu’est devenue la capitale accueille aussi de rares spécimens venus des quatre coins du monde grâce au développement des voies maritimes.
Chantre de la diversité végétale, Alphand fait appel à Alphonse du Breuil, un horticulteur de renom qui ambitionne de créer une école d’horticulture et d’arboriculture. Celle-ci est créée en 1868 avec l’appui d’Alphand et s’occupent de la formation des jardiniers municipaux. Rebaptisée École du Breuil en 1936, elle jouit, aujourd’hui encore, d’une solide réputation en raison de l’excellence de sa formation. Notons qu’elle forme toujours le personnel des espaces verts de la ville de Paris.
Outre les réalisations grandioses en matière de verdissement de l’espace urbain, Alphand et ses équipes ont été précurseurs dans la création et le développement d’une filière professionnelle. On retrouve au cœur de leur projet, l’idée d’une communauté œuvrant ensemble grâce à des compétences collectives, pour « faire entrer la nature dans la ville ».
L’héritage d’Alphand est toujours visible aujourd’hui et les parcs dont il a supervisé la construction ou la rénovation se visitent encore. La « trame verte » qu’il a dessinée configure toujours une partie de l’urbanisme parisien. Jean-Marc Bouillon est paysagiste concepteur et président de la Fédération française du paysage (FFP). Il a participé à la rédaction de l’ouvrage de référence sur Alphand où il s’attarde sur les principes « alphandiens » dont il souhaiterait que l’on s’inspire davantage : « Pour la plupart des acteurs, la ville se situe dans le domaine de la technique, la nature et son écosystème étant au-dehors des murs. […]L’un des grands mérites d’Alphand est d’avoir mis la technique au service de la nature et de la ville. »
Depuis la fin du XIXe, le visage des jardins publics a évolué au gré de nouveaux usages. Ainsi, les années 1930 ont vu l’émergence du parc récréatif et du jardin d’enfants : bac à sable, balançoire ou théâtre de Guignol. Depuis plusieurs décennies, la nature urbaine s’appréhende selon de nouvelles approches.
À l’heure du Grand Paris et de la densification de la population urbaine, le jardin ne saurait être qu’un simple un lieu d’agrément ou de loisir. Les notions de protection de l’environnement et de biodiversité sont désormais centrales. De plus, le « besoin de nature » ne cesse de se faire plus criant pour des citadins harassés par le rythme de la vie moderne.
Aujourd’hui, on sait prouver les bienfaits de la nature sur la santé et l’esprit. Cette même nature qui sait également être un formidable rempart aux épisodes de pollution ou de fortes températures. « Poumons verts »,« puits de fraîcheur », les forêts et les jardins publics se voient désormais prêter de nouvelles vertus.
Et là où Alphand entendait « faire entrer la nature en ville ». Il semble aujourd’hui primordial d’amener la ville à plus de nature. Les politiques d’aménagement du territoire, les stratégies urbanistes l’ont bien compris qui cherchent non plus à dominer la nature, mais à composer avec elle : respect des cycles naturels ou des espèces endémiques, nouveau concept de « naturalité », etc.
Des principes qui trouvent d’ores et déjà des applications tangibles. Citons, par exemple, l’objectif « zéro artificialisation nette » (ZAN) inscrit dans le Plan biodiversité présenté en 2018 par Nicolas Hulot, alors ministre de la Transition écologique, qui entend préserver les sols et les habitats naturels, agricoles ou forestiers. Une mesure plus que nécessaire à l’heure où l’étalement urbain ne cesse de progresser.
Ce précepte est défendu par la municipalité de Paris qui a adopté son propre plan biodiversité en 2018. Corridors naturels, végétalisation de 100 hectares de toits, plantation de 20 000 arbres jardinières de rue, sensibilisation et préservation des 637 espèces végétales et des 1300 espèces animales recensées sur le territoire francilien.
En ce début de nouveau millénaire, les projets d’urbanisme vert fleurissent dans la ville capitale. Tous rivalisent de créativité. Mais aucun ne saurait égaler l’envergure des chantiers d’Alphand et de Haussmann qui, en leur temps et pour longtemps, réinventèrent Paris.
Adrienne Rey
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